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Publié le 22/05/2022 5 minutes de lecture
La Colombie était imprévue. L’arrivée est un choc thermique, sonore et culturel. Nous prenons nos marques et commençons notre périple sur la côte nord.En Colombie, il faut mettre le son. Brancher les enceintes et pousser le volume au maximum. Tant qu’il y a une vague mélodie latino, les rythmes s’endiablent et les corps dansent. Les basses font vibrer les murs, deux ou trois sonos rivalisent sur la plage à 20 mètres de distance, les cadences se superposent sans aucun souci d’harmonie et sur tout ça les Colombiens dansent nuit et jour, jeunes et vieux, hommes et femmes. Dans les rares moments de silence, des myriades d’oiseaux rappellent qu’ils sont les véritables précurseurs de tout chant. Ces descendants des dinosaures ont eu des millions d’années pour peaufiner leurs harmoniques.A ces vibrations sonores permanentes s’ajoute le chatoiement des couleurs. Rien n’est trop vif, rien n’est trop éclatant. Entre l’azur intense du ciel et le vert brillant de la jungle s’alignent des murs bariolés de fuchsia, de turquoise, d’orange... L’architecture pourtant modeste fait ainsi preuve d’une gaieté très opiniâtre. Dans ces images saturées s’incrustent également de puissants contrastes, jouxtant plages sublimes et abords jonchés de déchets. Les peaux se mêlent de même : le peuple colombien est un métissage hétéroclite de colons espagnols, d’esclaves venus d’Afrique et d’Indiens natifs. Clameurs, sourires, violences... Les séquelles du passé affleurent sous la paix retrouvée et tout se mélange, enfin, au rythme de la cumbia, de la champeta ou du reggae-ton.
Merveilleusement, ici, tout le monde s’appelle « Mi amor » :« - Regarde, j’ai des cigarettes à vendre.- Non, mon amour, je n’en ai pas besoin ».Et le vendeur s’en va. Cette scène, absolument commune, se décline dans toutes les variations de la vie quotidienne.A Palomino, nous nous trouvons sur le territoire des anciens Indiens Tayronas, auxquels on attribue la fameuse Cité perdue. Décimés lors de la colonisation, demeurent leurs descendants : les Kogis, Kankuamos, Wiwas et Arhuacos. J’en croise quelques-uns. Élégamment vêtus de blanc, les cheveux longs, noirs et lisses, ils se tiennent en marge de l’agitation perpétuelle. Fiers, secs, distants. Plus tard, à Minca, Gaetana et Pablo me raconteront leurs six années passées auprès d’eux, au cœur de la Sierra Nevada*. Ils m’apprendront, par exemple, que, pour les Indiens, le parc Tayrona est un lieu sacré. Lors de la création du Parc national, ils en ont été expulsés. Aujourd’hui encore, ils doivent payer un droit d’entrée – au même titre que les innombrables touristes – pour se rendre sur le lieu de leurs origines. Nous foulons parfois des plages sublimes sans réaliser une seconde les drames qui s’y jouent. Edwin, un cinéaste colombien, m’apprendra qu’il n’y a pas si longtemps, « Indianos » était une insulte commune. Gaetana et Pablo, eux, me décrivent un peuple dont la mission est d’assurer l’équilibre du monde. Les Indiens nous considèrent comme leurs « petits frères » qu’il faut aider et dont il faut réparer les erreurs pour sauver notre terre. Quel paradoxe. Nous passons les fêtes dans une Carthagène surexcitée. Le jour de Noël, une nostalgie lancinante monte peu à peu en moi. J’observe mes enfants et je comprends que ma fille ressent la même chose. « Et les cadeaux ? Et les grands-mères ? Et la famille ? »... Nous errons dans des rues grouillantes, cacophoniques et assistons à un spectacle de street dance. Au retour, nous glissons quelques cadeaux au pied du sapin de l’hôtel. Puis, nous improvisons un goûter de nuit sur le toit terrasse. Nous étendons quelques matelas par terre, nous disséminons bonbons, chocolats et diverses gourmandises. Les enfants comptent leurs petits cadeaux comme de nouveaux trésors et nous admirons le ciel étoilé. Alors, ma fille me regarde et me dit : « En fait maman, je ne sais pas si c’est le pire ou le meilleur Noël de ma vie ». C’était gagné.Nous longeons ensuite la côte jusqu’à Necoclí et atteignons Capurganá. A la lisière du Panama, le cadre paradisiaque des Caraïbes raconte l’histoire de peuples deux fois déplacés : au XIXe, les Indiens natifs fuirent la région et trouvèrent refuge aux îles San Blas ; au temps de l’esclavage, les Africains furent « apportés » ici en masse et, au XXe, se virent attribuer ces territoires. Musique, drogue, alcool, prostitution profilent leurs œuvres sous un soleil étincelant. Tout comme à Tayrona, le paysage déploie ici un décor aussi lumineux que l’histoire qu’il recèle peut-être sombre. Face à son destin, la population brandit d’immenses sourires, danse avec joie, s’appelle « mon amour » et peinturlure ses murs de grandes fresques joyeuses. Le voyage est un miroir que l’on trimbale le long des rues, mais qui nous reflète : nous voyons ou ne voyons pas, souvent, l’envers du décor – par ignorance ou par éblouissement. Dans tout cela nous avançons, heureusement, naïfs. A Medellin, nous nous frayons un passage jusqu’à la fameuse place Botero. Au début, entre la foule et les vendeurs ambulants, je ne les remarque pas. Elles sont là, quatre ou cinq, grimées de rouge, attifées de robes étranges et dansent sans joie. Elles bougent en cadence comme des pantins désincarnés. Elles ont peut-être l’âge de ma fille. Le spectacle est glauque à mourir. Soudain surgissent ces femmes de bronze, immenses, énormes, magnifiques : des déesses font irruption au milieu du fatras populaire. Impassibles, elles nous narguent de leurs rondeurs, vantent leurs seins, leurs fesses, un gros chat nous tire la langue, un soldat fait le pitre, des créatures ailées veillent. Mes yeux passent tour à tour de ces apparitions d’un autre monde à la faune humaine qui les entoure : touristes en pose selfie, vendeurs, mendiants et, je les découvre peu à peu, des prostituées de tous sexes, voire d’aucun. La place est clairement un bois de Boulogne colombien. Le contraste est saisissant et je ne sais où regarder. Mais l’Art détient un puissant pouvoir d’occultation et Botero se montre l’un des maîtres en la matière : ses statues m’emportent dans leur univers fantasmagorique. La tête pleine de mirages, je retraverse la place et les revois. Des enfants. Des enfants maquillés qui dansent, sans joie, sur une place publique, rendez-vous des touristes et de la prostitution. Est-ce mon cerveau qui voit de travers - et pourtant tous les indices concordent ? J’ai peur maintenant de comprendre. La nausée me monte. Quel miroir suis-je en train de porter ? Mes enfants, eux, regardent ce monde que nous traversons avec des yeux neufs. Je les observe. Ils ont croisé des mygales, des paresseux, des caïmans, des colibris... Ils ont nagé sous les étoiles au milieu de plancton bioluminescent. Mais ils s’extasient tout autant d’un bout de bois ramassé dans la forêt. « Sabre de Chine », « Éclair de feu », « Bec de canard » ou « Moto Stylée » sont quelques-uns des noms donnés aux multiples bâtons qu’ils glanent en chemin et deviennent dès lors leur trésor le plus précieux. Ils trouvent des façons insoupçonnées de s’amuser, comme compter 246 chiens en trois jours.Après 6 trajets de nuit, des dizaines d’heures de bus, 15 changements, des attentes interminables aux gares routières, du froid et de la faim mêlée, ils avalent les kilomètres avec un stoïcisme que je n’aurais jamais soupçonné (quand je pense aux précautions que je prenais pour nos déplacements en France !). Dans un bus, ils ont été presque forcés d’engloutir trois films américains enchaînant monstres, fusils d’assaut, kidnapping et homejacking (manifestement, la mention « interdit au – 12 ans » n’existe pas ici). Ils ont vu des enfants de leur âge vendeurs ambulants un soir de Noël. Au réveil du 1er janvier (dont la fête dure ici 72h non-stop), ils ont observé, médusés, des danses latino aux déhanchés on ne peut plus exhaustifs (ce serait un passage à l’acte). Ils traversent tout cela avec leurs yeux et je ne peux pas, en réalité, voir ce qu’ils voient. Nous ne voyons tout simplement pas la même chose.Il en va de même pour chacun de nous. Chaque voyageur voit seulement une part du monde. Regardant, il fabrique son propre voyage. Regardant, il se reflète lui-même et se découvre. Peut-être le voyage n’est-il pas tant la découverte du monde que de soi-même.* Gaetana et Pablo ont un livre en préparation sur cette incroyable expérience : « Anokua ». Nous leur souhaitons tout le succès qu’ils méritent !