-
Publié le 15/07/2025 5 minutes de lecture
À Rosalie Bay, sur la côte est de la Dominique, voici le récit d’une rencontre nocturne hors-norme. Sous un ciel piqué d’étoiles, Claire Angot a pu assister à la ponte d’une tortue luth auprès de bénévoles impliqués dans la conservation de cet animal en danger d’extinction. Vieux de plus 150 millions d’années, le reptile de près de 500 kilos a offert à quelques curieux le rite immuable de sa ponte, venu du fond des âges.

Il est un peu plus de 22h00. Le sommeil commence à se faire sentir quand le téléphone sonne dans ma chambre d’hôtel au Rosalie Bay Eco Resort & Spa. La réception est en ligne : « Une tortue est là ! Quelqu’un va venir vous chercher. »
À mon arrivée dans l’établissement la veille, je me suis inscrite comme d’autres résidents sur une liste spéciale. Dès qu’une tortue est aperçue sur le sable pour venir pondre, l’hôtel s’engage à réveiller les clients qui le souhaitent pour assister à la scène, fût-ce au milieu de la nuit. De mars à octobre, la plage qui jouxte l’établissement accueille régulièrement trois espèces de tortues marines : la tortue verte, la tortue imbriquée et la majestueuse tortue luth. Cette dernière, la plus grande de toutes, peut peser jusqu’à 900 kg, bien que la moyenne se situe autour de 500. L’hôtel, profondément impliqué dans la protection de ces espèces, propose aux hôtes de participer activement à leur sauvegarde. L’observation de la ponte de la tortue luth reste, sans conteste, l’expérience la plus marquante.
Sur la plage, l’air est moite et dense. Il flotte un parfum iodé rehaussé d’ylang-ylang. Une dizaine de silhouettes se dessinent dans le noir : des vacanciers venus des États-Unis, du Québec et d’ailleurs. La tortue est déjà au travail. Dans une concentration millénaire, elle creuse le sable humide avec ses nageoires postérieures. Le geste est précis et sûr. Chaque mouvement repousse les grains pour former une cavité profonde d’environ 70 cm. C’est là, dans cette chambre souterraine, que les œufs seront déposés.

Simon Georges est présent. Président de la Nature Enhancement Team Rosalie (NET Rosalie), il coordonne les opérations de préservation. À la lueur tamisée d’une lampe rouge, il s’adresse aux visiteurs : « Nous n’utiliserons que cette lumière pour ne pas perturber la tortue. Aucun flash, aucun éclairage blanc. » Kervin Laurence, un autre membre de l’association, l’assiste et veille aussi au bon déroulement de la ponte. À genoux près du nid, tous deux vont soutenir successivement la paroi pour éviter les effondrements.
Simon reprend la parole, toujours à voix basse : « La ponte peut durer jusqu’à deux heures et demie. La carapace de la tortue luth n’est pas faite de plaques dures comme chez les autres tortues, mais d’un cuir souple et noirâtre, d’où son nom anglais (leatherback). Elle est la seule tortue marine pélagique. Elle vit au large, très loin des côtes, et ne revient à terre que pour pondre. Celle-ci a probablement migré depuis les eaux froides du nord, près du cercle polaire. Elle peut plonger jusqu’à 1 200 mètres, ce qui lui permet d’échapper aux prédateurs comme les requins. Observez ses pattes et ses nageoires : tout chez elle est conçu pour l’effort. »

Ce colosse pacifique est l’un des derniers témoins d’un monde englouti. Contemporaine des dinosaures, la tortue luth a survécu à des extinctions massives, aux bouleversements climatiques et à la dérive des continents. Une survivante de l’ère des géants ! À ses côtés, l’humain se sent minuscule. L’animal poursuit son rite. Son souffle rauque dans l’effort impose le respect. Autour, les murmures se taisent. Le ressac de l’océan berce ce moment suspendu. Patiemment, la tortue luth déposera 84 œufs. Une scène lente, primordiale. Une leçon de résilience livrée sans emphase.
Simon explique : « Tous les œufs ne sont pas fertiles. Certains, plus petits, sont systématiquement pondus en fin de cycle. Il pourrait s’agir de leurres destinés à tromper les crabes, leurs principaux prédateurs. Ou peut-être que les fragments de leurs coquilles servent d’appui aux jeunes tortues au moment de sortir du nid. »
Les menaces sont nombreuses. Aujourd’hui, la tortue luth est classée en danger critique d’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Simon poursuit : « Même les œufs fertiles ont peu de chances d’aboutir. Les crabes ou les chiens errants, peuvent les détruire. Une fois nés, les bébés sont des proies faciles pour les oiseaux et les poissons. Quant aux adultes, ils peuvent confondre un sac plastique avec une méduse et s’étouffer, et sont encore braconnés ou meurent pris dans des filets de pêche. Une femelle doit ainsi pondre au moins 1 000 œufs au cours de sa vie pour assurer la survie de l’espèce. »
Le changement climatique met également en péril la reproduction de l’espèce. Le sexe des embryons de tortue est déterminé par la température, aussi le nombre de femelles excède à présent celui des mâles. NET Rosalie s’attelle à baguer chaque tortue venue pondre sur la plage. Chaque individu est également identifié grâce à une tache unique sur sa tête, comme une empreinte digitale. Ce suivi est essentiel pour comprendre les dynamiques de population.

Les membres de l’association interviennent souvent après la ponte pour donner un coup de pouce à la nature : si le nid est mal placé ou trop exposé, ils réenfouissent les œufs à un endroit plus sûr. Pour prélever les œufs, il faut alors attendre que la femelle entre dans un état de transe post-ponte.
« À ce moment précis, elle est là, puis elle n’est plus là. Les yeux dans le vide », commente simplement Randy Kerr, photographe animalier et témoin régulier de la scène. Pendant ce moment de latence, les bénévoles extraient les œufs un à un. Une seconde aventure commence alors : celle de la relocalisation un peu plus loin au bout de la plage. Dans soixante jours, les bébés tortues devraient casser leur coquille et rejoindre la mer, là encore avec l’aide de de l’équipe de NET Rosalie si nécessaire.
Non consciente du larcin, la tortue termine néanmoins sa mission ancestrale en rebouchant minutieusement le trou. Elle y mettra encore une demi-heure, recouvrant le nid de sable, puis de branchages et débris de plage. Ce camouflage instinctif ne suffit pas toujours, mais il prolonge l’illusion. Épuisée, désorientée, elle met du temps à retrouver la mer. Elle hésite, se trompe de direction, repart, revient. Ce ballet étrange laissera sur le sable des traces géométriques, comme une œuvre de land art. À l’aube, seuls ces sillons raconteront l’histoire de la nuit passée.
Dans une nuit magnifiquement étoilée, nous la distinguons à peine lorsqu’elle rejoint enfin l’eau, engloutie par les vagues. Le silence est immense. La constellation du Scorpion scintille haut dans le ciel, gardienne cosmique de cette scène primitive. Impossible de ne pas être saisie par l’émotion, ni de se sentir minuscule face à ce reptile antique, survivant d’un monde disparu.
Le lendemain matin, je recroiserai Simon accompagné de Judith Joyce, administratrice de NET, qui me confieront que la tortue a été identifiée. Elle a été adoptée et baptisée Yerette en 2023. Ce n’est pas sa première ponte à Rosalie Bay. D’après le schéma observé, elle devrait revenir d’ici une douzaine de jours pour pondre à nouveau. Je ne serai plus là pour saluer cette grande dame, mais nul doute que j’aurai une pensée pour elle.

Carnet pratique
Rosalie Bay Eco Resort & Spa
Situé sur la côte est de la Dominique, ce confortable boutique hôtel éco-certifié propose une immersion totale dans la nature, entre montagne, rivière et mer et dispose d’un agréable spa.
Nature Enhancement Team Rosalie (NET)
Association locale fondée pour protéger les espèces marines de Rosalie Bay, NET agit toute l’année pour sensibiliser, protéger les nids, baguer les tortues et suivre leur évolution. Les visiteurs peuvent les soutenir via dons, parrainage ou en rejoignant leurs missions de conservation. L’association entretient aussi un agréable chemin de promenade relié à la plage qui permet d’admirer en toute quiétude la flore tropicale (anthurium, hibiscus, ylang-ylang, heliconias…).
Autres sites d’observation à la Dominique
Outre Rosalie Bay, les plages de Bout Sable, Cabana Bay, Wesley ou Calibishie sont aussi des lieux de pontes de tortues marines. Beaucoup d’hôtels et tour-opérateurs locaux travaillent avec la Dominica Sea Turtle Conservation Organization Inc (DomSeTCO), qui observe leur activité, et propose des visites avec un guide certifié. La meilleure période de l’année pour l’observation s’étend d’avril à juin.