
Tour du monde épisode 10 : Le Nil à contretemps
Texte par
Elodie Rothan
Mis à jour le : 20 septembre 2022

Après la jungle amazonienne, les faubourgs de Medellin, les nuits festives de Colombie, les townships de Johannesburg, les huttes d’Afrique, les éléphants du Botswana, je me sentais parée. L’escale sur le Nil m’apparaissait comme une parenthèse facile au milieu de notre voyage. Erreur. Totale.
Le dépaysement allait y être plus fort que jamais. Dépaysement s’entendant ici au sens de perte de repère, confrontation à la différence, plongeon dans une terre de contrastes. Chaleur étouffante et fraîcheur des jardins. Anarchie urbaine et villages assoupis. Violence électrique, foule oppressante et, soudain, un sourire. Montagnes de détritus, misère criante, immeubles délabrés, paquets de fils électriques emmêlés, brouhaha de klaxons incessants... On a envie, d’un coup, de prendre ses jambes à son cou. Mais alors on nous invite, comme des amis, dans la maison, voir les enfants, la maman, on offre des bonbons, on invite à déjeuner. Dans des rues aux murs en pisée, on découvre des enclos soigneusement tressés de palmes, longés de rigoles emplies d’eau, où fleurissent menthes, hennés, manguiers ou citronniers. Chaque escale est un pari. Le pire comme le meilleur s’y tapit. Nous sommes sur le qui-vive, tous les sens en éveil.
A Assouan, nous embarquons pour une descente du Nil en felouque, jusqu’à Louxor.
Il y a le vent. La voile. Le vent dans les voiles. Elle se dresse, immense, vaste tenture immaculée tendue vers le ciel bleu pâle. Il y a le doux clapotis de l’eau. Le bateau avance doucement. Il ne frappe pas le fleuve, il le caresse. Il y a ces petits ronds d’eau à l’arrière, dans le sillage de la felouque, si délicats. Il y a le grincement du bois. Il y a ces étranges couchers de soleil qui ne sont pas rouges, mais blancs. Le soleil descend sa boule ronde, lumineuse, doucement vers le sable, comme une lune.
Il y a le Nil, tout autour, la source de tout, le trait de vie au milieu du désert. Et ses rives, vertes, vivantes, sur lesquelles nous nous arrêtons, parfois. Sur ces rivages où nous descendons par une mince planche de bois, les bateaux de croisière n’accostent jamais. On les toise, de loin, ces gros engins bruyants qui semblent soudain très incongrus. Même, les Dahabieh rêvés, aux lignes élégantes, s’avèrent tirés de façon saugrenue par un remorqueur à moteur (il parait qu’on ne déploie leurs voiles que pour les photos).
Le barrage est un paradoxe. Il a permis d’assagir et de maîtriser les crues du Nil. Mais il a également mit fin à l’arrivée de ce fameux limon, cette « boue » venue d’Éthiopie qui, durant des millénaires, a rendu la vallée du Nil si fertile. Les sols appauvris souffrent aujourd’hui de ce don du Nil disparu. La modernité ne s’est pas embarrassée de cet aspect. Elle a mis fin à un processus naturel plurimillénaire.
Sur les rives du fleuve subsistent les vestiges d’une civilisation qui en a fait son opulence. Abou Simbel, Kôm Ombo, Edfou, Karnac, Vallée des Rois, Gizeh... Le Nil remonte le cours du temps, voyage dans l’Histoire, traverse plus que des siècles : des millénaires. On a tous en tête les images et les exploits des Égyptiens de l’antiquité. Mais c’est autre chose que de déambuler au milieu de ces pierres monstrueuses, ces forêts de colonnes énormes, ces statues énigmatiques alignées et pénétrer au cœur des pyramides, montagnes colossales façonnées de mains d’hommes. Contorsionnés dans ces étroits couloirs, sentant au-dessus de nous le poids insondable de cet édifice de pierre qui nous recouvre, on se demande, tout de même, quelle destinée savante a orchestré cette architecture fabuleuse.Les mystères sont intacts. Les hommes-animaux réapparaissent : têtes de chacal, serpents, oiseaux, félins. Dieux et animalité se mêlent. Comme un étrange écho aux civilisations préhispaniques que nous avions approchées au Pérou. Pour trouver une réponse, on plonge ses yeux dans des milliers de lignes de hiéroglyphes et des fresques fantasmagoriques. On y découvre des inscriptions délicates et des visions hallucinatoires. Hommes à têtes de faucon, de bélier ou de lion, femmes à corps d’oiseau, tiares serpentines, figures mi-humaines, mi-animales, dansant des scènes que notre imagination la plus débridée n’oserait pas dessiner. Ces représentations nous rappellent qu’à l’époque de l’Antiquité, l’Égypte était non seulement peuplée de crocodiles, mais aussi de lions, de léopards, de guépards, de girafes ou encore d’hippopotames. Les lions habitaient d’ailleurs l’ensemble du pourtour méditerranéen, jusqu’en Europe. Nous avions des lions, en France, il y a quelques dizaines de siècles.Les tombeaux des artistes, à Louxor, abritent de luxuriants jardins aux arbres multicolores bruissant de vie. Les couleurs y sont éclatantes, la joie évidente, la liberté manifeste. La mort est célébrée comme une fête des plus vivantes. Sortir de ces tombes et revenir à la vie, au présent. Quitter les couleurs et retrouver le désert. A perte de vue, s’étendent les dunes arides, aujourd’hui dépeuplées de leur faune antique. Ces fresques que j’admirais datent d’il y a plus de 3500 ans. A quel moment parle-t-on de modernité ?Informations pratiques
Descente du Nil en felouque.
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