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Publié le 25/11/2019 6 minutes de lecture
Spectaculaire, c’est l’adjectif qui convient le mieux à la ligne Belgrade-Bar, où culture authentique et trésors géographiques vous attendent à chaque courbe tandis que le train traverse en grondant des paysages sauvages et montagneux, entre la capitale serbe et la côte adriatique au Monténégro. Durant ce voyage de 12heures, le train s’enfonce dans les Alpes dinariques, franchit des canyons, brinquebale sur des ponts enjambant des gorges creusées par des rivières, et frôle la rive d’un ancien lac tectonique.«Il y a plusieurs moyens de rejoindre la côte adriatique du Monténégro, affirmait mon chauffeur de taxi en élevant la voix pour se faire entendre par-dessus le concert de klaxons qui saluaient avec hargne son peu de respect des voies de circulation, durant l’heure de pointe matinale à Belgrade. Mais prendre le train, ça n’a pas de sens.» Il se faufilait entre les véhicules moins agressifs comme un skieur entre des portes de slalom. Dans l’automne gris et froid, la pluie se mit à redoubler, les gouttes ruisselaient contre ma vitre, puis la gare apparut dans notre champ de vision. «Laissez-moi vous conduire à l’aéroport, disait-il, apparemment sincèrement préoccupé. Vous serez au soleil au bord de la mer, une bière à la main, dans moins d’une heure et demie. Mais ce que vous faites, là, ça va prendre toute la journée… et une partie de la nuit.» Il a fini par abandonner et s’est rangé le long du trottoir: «Achetez au moins de l’eau, des sandwichs et du papier toilette.»Le chauffeur m’a laissé face à la façade crénelée, jaune et défraîchie, de la gare ouverte en 1884 qui remontait aux Habsbourg. J’avais à peine jeté mon sac sur mon épaule qu’il fonçait déjà donner ses conseils à un autre touriste. Dans la gare, j’ai trouvé la billetterie. Derrière la vitre, la guichetière m’a informé que le voyage de Belgrade, en Serbie, jusque Bar, au Monténégro, sur la côte adriatique de la péninsule des Balkans, dure 12heures et coûte 21euros (plus 3euros pour réserver un siège). «Oui, il y a une boulangerie pas loin, a-t-elle dit en tendant le bras. «Derrière vous. La boutique pour l’eau et le papier toilette est juste à côté.» Elle a fermé son guichet, s’est levée, a ramassé son paquet de cigarettes et s’est éloignée.
J’avais entendu parler de cette ligne de chemin de fer depuis longtemps. À dire vrai, je n’avais jamais pensé à la suivre. L’ouest des Balkans est une région où le bus est, de loin, le plus utilisé des transports en commun. Le train n’est pas aussi fiable, notamment en matière de qualité du service, de propreté et de ponctualité. Avant d’embarquer et de me lancer dans cette odyssée d’une journée, je suis resté là sur le quai, à contempler l’animation de la gare. Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour se dire que les voyageurs du XIXesiècle devaient préparer leur voyage de la même manière – eau, pain, fromage et une flasque de rakija (eau de vie locale) – au temps où Belgrade était un arrêt important sur la ligne de l’Orient Express.Ce rappel du passé allait m’être bien utile, je ne tarderais pas à l’apprendre, sur cet itinéraire. Dans les faubourgs de la capitale serbe, alors que je m’installais dans mon vieux compartiment pour six personnes, nous sommes passés par la gare de Topčider, où sont garées les énormes locomotives du célèbre Train Bleu du maréchal Tito, le leader yougoslave. Ces grosses bêtes reposaient là, abandonnées, couvertes de graffitis, mais toujours majestueuses et presque vivantes, comme pour me souhaiter un bon voyage. En moins d’une heure, le fouillis urbain de métal et de béton avait disparu et la campagne s’étalait dans toutes les directions. Le soleil émergeait et des collines vert émeraude commençaient à jouer à saute-mouton dans le panorama, s’étendant jusqu’à l’horizon.
Si la ligne Belgrade-Bar n’a pas de surnom attirant (comme le Royal Scotsman ou le Rocky Mountaineer), elle pourrait porter celui de Yougoslave Volant. Lorsque la construction de cette ligne de 476km débuta en 1951, la toute jeune République Fédérale Socialiste de Yougoslavie n’était encore qu’un fragile ensemble d’États de l’ouest de la péninsule des Balkans, regroupés après la Seconde Guerre mondiale. À l’ouverture de la ligne en 1976 – avec pas moins de 254tunnels et 234ponts serpentant entre la plaine de Pannonie et la mer Adriatique et ses îles – le pays s’était imposé comme une force géopolitique et un point de contact entre l’Occident et l’Union soviétique.Depuis, la Yougoslavie a éclaté en sept nations. Heureusement, la ligne a survécu, et relie la Serbie au Monténégro, avec un bref passage par la frontière orientale de Bosnie-Herzégovine. Mais l’existence de la ligne est bien plus que la survivance d’un moyen de transport, désormais international. Ce chemin de fer symbolise les Balkans. Et c’est une bouée de sauvetage pour une région où les différentes cultures se mélangent depuis la préhistoire. Ici, le train transporte les aventuriers dans des paysages qu’ont sillonnés les Grecs, les Illyriens, les Romains, les Byzantins, les Ottomans et les sujets de l’Empire austro-hongrois. Durant le trajet, les visiteurs ont, au sens propre, une fenêtre sur un musée vivant que le temps a oublié.
Ces vitrines naturelles étaient superbement présentées tandis que nous traversions les contreforts des Alpes dinariques, dans le sud-ouest de la Serbie. En franchissant la frontière pour entrer au Monténégro, les toiles de ce musée–panoramas et paysages vierges – changeaient encore. Les Balkans occidentaux devinrent alors une collection de hautes montagnes et de canyons qui nous engloutissaient tout entiers.«Je ne savais pas à quoi m’attendre» m’a dit Colin Smith, un autre passager natif de Grande-Bretagne. Par la fenêtre, on pouvait voir un vieux couple appuyé sur ses fourches devant des bottes de foin. Derrière eux, des potagers et un petit mais luxuriant verger de pruniers entouraient une ferme de pierre. «Mais je suis stupéfait de tant de beauté. Ces montagnes, ces ravins abrupts et ces descentes vertigineuses…»
Comme tout bon artiste, la ligne de chemin de fer avait gardé le meilleur pour la fin. Tandis que le soleil se couchait à l’horizon, la ligne était baignée d’une lueur rose-orangée qui se réverbérait sur les falaises calcaires et inondait le train. À quelque 30minutes au nord de Podgorica, la capitale monténégrine, nous avons franchi le viaduc de Mala Rijeka, long de 499m, haut de 198m, un des plus hauts ponts ferroviaires au monde. Au sud de la ville, nous avons glissé sur le lac Skadar (ou Shkodra), le plus grand des Balkans, traversé par la frontière entre Monténégro et Albanie. Enfin, le train s’est arrêté à Bar, ville d’une des plus anciennes oliveraies du monde (vieille de 2000ans), où l’air salé de l’Adriatique marque la fin du trajet… et, pour moi, le début d’une nouvelle odyssée dans les Balkans.Avant de me coucher, cette nuit-là, j’ai repensé à mon chauffeur de taxi: «Mais ça n’a pas de sens de prendre le train.» Étendu sur mon lit, j’entendais, par la fenêtre de l’appartement que je louais, la mer lécher le rivage. Si jamais je le revoyais, je dirais à mon chauffeur qu’il avait raison: un avion aurait été bien plus rapide, plus facile – et bien plus stérile.
Comment y aller par soi-même
D’où partent les trains?
Hélas, la gare historique de Belgrade, ouverte depuis 1884, a définitivement fermé en 2018. Les trains pour le Monténégro partent maintenant de la gare de Topčider, au sud du centre-ville. De Bar, les trains partent de la gare ferroviaire éponyme.
À quelle fréquence partent les trains?
Il y a deux trains par jour au départ de la gare de Topčider, l’un à 9h, qui arrive à 20h, et un train de nuit qui part à 21h et arrive le lendemain matin à 8h. De Bar, le train de jour part à 9h et arrive à Belgrade un peu après 20h, celui de nuit part à 19h et arrive vers 6h. Consultez le site officiel des Chemins de fer serbes pour avoir les infos les plus récentes.
Comment acheter ses billets?
Prenez vos billets à la gare un jour à l’avance. On ne peut pas prendre de billets sur Internet, mais on peut réserver une place ou une couchette en appelant le central de la compagnie jusqu’à deux mois avant le départ.
Combien coûte le billet?
Un billet coûte 21euros aller, en seconde classe, dans les deux sens, plus 3euros pour la réservation (obligatoire). Dans les trains de nuit, ajoutez 6euros pour une couchette, 15euros pour un lit dans une cabine de trois lits, 20euros pour un lit dans une cabine de deux lits.
Traduit par : Vincent Guilluy