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Publié le 14/10/2024 6 minutes de lecture
A l’extrême sud-est du Panama s’étend la sulfureuse zone du Darien. Abritant l’une des dernières grandes forêts tropicales intactes d'Amérique centrale, elle est également le territoire de peuples autochtones, dont les Wounaan et les Emberá. Vivant sur des territoires reculés, certaines communautés accueillent quelques visiteurs le temps d’un séjour en immersion. Nous avons tenté l’aventure.
On l’appelle communément le « bouchon » ou le « Darien Gap ». Ici s’interrompt la route Panaméricaine, qui traverse presque la totalité de l’Amérique du Nord et du Sud. Elle fait un « gap » de 87 km entre le Panama et la Colombie. Ce dernier tronçon n’a jamais été achevé. Réputée impénétrable, la région alterne jungles, zones humides et massifs montagneux, culminant au Cerro Tacarcuna, à 1875 mètres d’altitude. Elle abrite aussi le Parc national du Darien, le plus grand d’Amérique central. Protégée et classée à l’Unesco, sa forêt tropicale humide est un « point chaud » de la biodiversité mondiale. Mais ce sont ses flux de narcotrafic et ses transits migratoires qui défraient régulièrement la chronique : toute la zone est déconseillée. Elle est pourtant le territoire de peuples autochtones, dont les Emberá et les Wounaan, qui y gèrent la comarque Embera-Wounnan, sorte de territoire autonome créée dans les années 1980.
On ne débarque pas chez les Emberá par hasard, ni à l’improviste.
On ne débarque pas chez les Emberá par hasard, ni à l’improviste. Tout voyageur entreprenant ce périple détient, au fond de lui, ses raisons intimes. Mille fils ténus tissent les miennes. La logistique et les recommandations de sécurité requièrent par ailleurs un minimum de préparation. Ce fut, pour nous, la rencontre avec Sandrine qui décida du projet. Française installée de longue date au Panama et fine connaisseuse des Emberá, elle a monté le réseau solidaire Tout Panama et a conçu une formule de séjour communautaire, parfaitement ficelée, dans un village d’environ 300 habitants. Pour favoriser un réel échange, sans flux touristique trop important, ce dernier n’accueille, au maximum, qu’une dizaine de personnes.
Atteindre les Emberá nécessite du temps. Bus, navette, bateau… Nous les approchons étape par étape. Après une escale à Meteti, puis à Puerto Quimba, le dernier bateau du jour nous dépose à La Palma. Surnommé la « capitale » du Darien, ce bourg est une sorte de « village frontière ». Sa longue rue principale bordée de maisons sur pilotis est agrémentée de quelques échoppes. Nous y passons la nuit. A l’aube, notre lancha quitte ce dernier bastion en lien avec le monde moderne. Nous filons, deux heures durant, sur les eaux du Pacifique avant de remonter les méandres de la rivière Sambu, puis ceux de la Chunga. Cela fait longtemps qu’aucune construction n’est plus apparue sur les rivages boisés. Peu à peu, le cours d’eau se rétrécit, coincé entre d’énormes troncs noueux, et nous nous frayons lentement un passage sous les frondaisons. Enfin, nous accostons un petit replat. Il nous reste encore une quarantaine de minutes de marche.
Une large allée, proprette et bien délimitée, nous introduit au village : le voici, vaste, étalé, arboré, piqué de maisons traditionnelles sur pilotis, entièrement confectionnées en bois et en palme. Chaque recoin mêle bananiers, palmiers ou fleurs éclatantes. Nous découvrons l’esplanade dédiée aux assemblées du village, où l’on délibère des affaires courantes, et la place centrale, ornée d’une structure arrondie qui accueille les fêtes traditionnelles. Les traces de la modernité sont présentes, mais comptées : quelques toits de tôles, un terrain de basquet cimenté, pas mal de bidons, quelques vélos, une brouette, beaucoup de T-shirt. Aussi, deux églises. Nous voici arrivés dans un bout du monde.
Notre logement consiste en une cabane sur pilotis, sans mur, mais protégée d’un toit de palmes, et pourvue d’un vrai lit, avec moustiquaire. Un coin du jardin abrite les toilettes, avec un petit lavabo. Quelques hamacs et une grande table en bois forment les parties communes. Le vrai luxe, c’est le grand bassin d’eau claire, un peu en amont, où femmes et enfants viennent régulièrement se laver et… jouer.
Quelle sont les pressions exercées sur les communautés locales ? Sans doute lourdes.
Quatre jours durant, nous vivons au rythme du village. Rutilo, notre guide, nous emmène randonner dans les alentours. Nous traversons de petites plantations de bananiers, de gigantesques bosquets de bambous ou d’étranges champs de palmiers à huile. Si les origines exactes des Emberá demeurent mystérieuses, il est évident que leur mode de vie a été bouleversé ces dernières décennies. Ils se sont notamment sédentarisés. Quelle sont les pressions exercées sur les communautés locales ? Sans doute lourdes. Quelle est l’ampleur de la déforestation ? Les études manquent, les relevés sont minces.
Nous approchons enfin les prémices d’une forêt ancienne. De gigantesques ficus apparaissent, suivis d’immenses Bongo (aussi appelés Cuipo), dont certains spécimens atteindraient les 50 mètres de hauteur. Les feuillages abritent de longues files indiennes de fourmis coupe-feuille. Notre guide ouvre parfois le chemin à la machette et, régulièrement, nous revigore de cannes à sucre fraîchement coupées. Parfois il s’arrête, écoute, observe, puis nous indique dans les branchages quelque oiseau multicolore : un Cassique de Montezuma, aux belles teintes noires et jaunes, un « Ave de la Luna » (un « oiseau de la lune »), qui porte chance... Rutilo parle longuement de chaque plante, de chaque animal et, à certains moments, je ne sais plus s’il m’explique les caractéristiques de ces derniers ou un mythe qui les entoure. Ses histoires mêlent faits et magie, sans que la frontière entre les deux ne soit jamais nette. Ne parlant pas Emberá, nous communiquons en espagnol, mais sans doute manque-t-il des pans entiers aux propos.
Chaque jour, nous en apprenons davantage sur les plantes, leurs feuilles, leurs fleurs, chaque type de graine, chaque type de bois avec lesquels les Emberá fabriquent, mangent, soignent. Nous découvrons les étapes de fabrications de leur artisanat. Ces objets colorés et finement tressés sont le fruit d’un long processus de séchage, de coloration et de tressage des feuilles de la Chunga. Nous observons aussi la confection de l’encre utilisée pour les tatouages éphémères, à partir des fruits du Jagua. Leurs dessins graphiques auraient de hautes valeurs symboliques, mais il est difficile d’en savoir plus. Les Emberá nous montrent, mais n’expliquent pas. Ils ne parlent pas spontanément. C’est au détour d’une conversation, au hasard d’une scène anodine ou lors d’une rencontre fortuite, que j’en apprend le plus.
Il me raconte tout naturellement qu’il revient de la forêt, où il a, huit jours durant, traqué le jaguar.
Certains d’entre eux sont allé à Panama City. Quelques jeunes y font leurs études. Certains me disent qu’ils n’ont pas aimé, qu’ils préfèrent vivre ici. D’autres se demandent quel avenir attend leurs enfants. Ils me parlent business et développement. Il faudrait poser les bonnes questions… Mais quelles sont-elles ? Tandis que je demande à Alfredo les causes de sa blessure, il me raconte tout naturellement qu’il revient de la forêt, où il a, huit jours durant, traqué le jaguar. Bien évidemment, il l’a trouvé. Je peine à trouver les bons mots. Avec toute ma meilleure volonté, j’observe avec impuissance ce mur invisible dressé entre nous.
Les enfants, eux, ont joué de quelques timidités bien vite oubliées. Ils concourent de sauts dans le bassin, s’éclaboussent, apprennent à grimper aux troncs. Les filles se parent de paréos chatoyants, se font des tresses, optent pour les tatouages et rient. La nuit tombée, tous partent, frontale au front, à la recherche des mygales du jardin et observent avec admiration Benilda caresser leurs pates velues… en leur recommandant tout de même de ne pas l’imiter. Pour eux, le mur est tombé, avec la spontanéité de l’enfance.
Nos nuits sont bercées par des stridulations d’insectes, des bruissements inconnus, les aboiements d’un chien, quelques chants nocturnes, une brise légère. Avant l’aube, dans la nuit encore noire, nous repartons. Étape par étape, nous rejoignons notre monde, connu : il nous attend de pied ferme. De ce lointain, j’emporte maintes questions. Et la sensation, tenace, de n’avoir su qu’effleurer quelque chose d’impalpable ; que l’essentiel, en grande partie, m’avait échappé. En quelques jours, j’avais néanmoins posé un premier pied. Ce n’est donc qu’un début.
Pour aller plus loin :
Jean-Marie Le Clézio, Prix Nobel de Littérature, fit chez les Emberá de longs séjours successifs et fut l’un de leur plus grand défenseur ; certaines de ses œuvres parlent des Embera, comme son roman « Haï ».
La BD « Anent : nouvelles des Indiens Jivaros », d’Alessandra Pignocchi, raconte son voyage chez les Jivaros, en Amazonie et questionne ce qui demeure de ces peuples.
Le podcast de Les Others « Le silence du Singe araignée » se passe dans la forêt du Darien.