Peut-on vraiment rentrer d'un tour du monde ?

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Tour du monde épisode final : Peut-on vraiment rentrer ?

© Elodie Rothan

La parenthèse s’achève. Il est temps de retrouver foyer, familles, amis, habitudes et routine. Il est l’heure de conclure cette aventure et de, chacun, retourner à ses occupations quotidiennes. Survient alors une question que je n’avais pas anticipée: peut-on vraiment rentrer?Je n’ai jamais lu, nulle part, un témoignage exprimant le regret d’avoir, un jour, tout lâché pour partir loin, différemment, à la rencontre de l’ailleurs et des autres.

En revanche, la question à laquelle nous avons dû sans doute le plus répondre fut: «avez-vous rencontré des dangers ?». Et l’attitude que j’ai le plus constatée à mon égard fut le soulagement: le soulagement de nous voir, enfin, revenir sains et saufs. Comme si nous avions frôlé, inconsciemment ou non, les pires périls. Comme si c’était une évidence absolue que nous soyons, ici, en France, bien plus en sécurité que, par exemple, au Malawi

Je sens qu’un décalage s’est opéré au fond de moi. Les certitudes ne me semblent plus aussi solides.

Ce que le voyage m’a enseigné, avec une extrême simplicité, est que l’humain est, partout, humain. Peut-être même «là-bas» plus qu’ici. La plupart des gens, au fond, veulent juste vivre, rêver, aimer, rire. Nous fabriquons beaucoup de peurs, mais la plupart des miennes ont disparu en route.

Nous déposons nos sacs-à-dos dans le salon. Durant 9 mois, ils furent nos seuls biens matériels. Très vite, l’opulence me frappe. Une avalanche d’objets menace de m’ensevelir. J’observe nos maisons, nos clôtures, nos rues et nos routes parfaitement asphaltées. Notre regard sur nous-même, sur notre environnement, est fragile.

Ce que voyager m’a prouvé est qu’il est beaucoup plus facile qu’on ne croit de changer. Nous possédons une impressionnante force d’adaptation. Nous sommes tellement capables, une fois en chemin. Réaliser ce potentiel donne confiance, en soi et en l’autre. Nous pouvons également apprendre à nous démunir: paradoxalement, se sentir léger entraine un intense sentiment de liberté.

Je réalise alors que l’on ne rentre pas. Nous revoyons les visages que nous avons laissés, nous retrouvons les bibelots et les meubles domestiques, les traits sont les mêmes, les formes nous rappellent bien que nous les avons profondément connues et pourtant il n’est que de constater que cela sonne faux.

Les choses autour de nous portent un masque étrange, que nous ne savons distinguer entre la réminiscence d’un familier et un sentiment profond, diffus, traitre qu’une mascarade est en train de se jouer, que le réel se déguise en intime pour nous berner, nous faire croire que nous sommes revenus alors qu’en fait il n’en est rien. Le lieu que nous avons quitté n’existe plus. Il s’est perdu quelque part dans l’espace-temps. Tous ces petits gestes qui, accumulés, font notre ordinaire, ne se reconnaissent plus, ne s’emboîtent plus correctement, comme si leurs géométries avaient été altérées. Nous ne rentrerons jamais car tout retour est impossible. Le lieu que l’on a quitté gît dans ce que nous appelons de façon vague le souvenir ou, plus précisément, l’origine de la nostalgie.

Oser partir est inconscient. Le voyage rend orphelin.

Et ce ne sont pas seulement les apparences, mais aussi toutes les évidences qui se sont égarées. L’évidence de l’emploi du temps, l’évidence du trajet, l’évidence des relations sociales, l’évidence de notre société, l’évidence dans laquelle, avant, nous baignions béats, insouciants, tellement ingénus, tellement formatés.

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Elodie Rothan

Il n’y a pas de retour possible parce que la première demeure que nous habitons est nous-même, et qu’en cette contrée des révolutions se sont produites. Nous pouvons tenter de remettre les habitudes à leur place, de les repositionner en l’état et attendre, attendre que le temps fasse son œuvre pour nous accepter dans cette réalité que nous voulons nôtre à nouveau, que nous voulons reconquérir, inaltérée, mais c’est un mensonge que l’on se fait et dont nous ne pouvons que volontairement être dupe.

Le retour est impossible parce que l’ailleurs a été à la hauteur. Il a lentement travaillé dans l’ombre, décousu les convictions, résolument opéré des bouleversements.On porte une montagne indicible à l’intérieur. Qui pour écouter et comprendre l’Odyssée qui nous a traversés? C’est une masse incommensurable qui pèse et semble légère à la fois, c’est une mer pleine de vie qui nous submerge sans que l’on puisse en contenir les marées.

Je suis arrivée au bout de mon voyage. Plus j’essaie d’écrire sur lui, plus je réalise à quel point je n’arrive rien à dire. L’essentiel, constamment, se refuse. Comme si la complexité, l’intense richesse ne se laissait jamais enfermer. Mon voyage s’évapore, évanescent, fugace, et je cherche en vain à le capturer à travers des mots, des phrases bien faites, mais je dois admettre que, toujours, il s’échappe.

Pourtant je sens bien que sa vie continue en moi, qu’il poursuit son chemin et transforme patiemment chacune de mes perceptions et chacune de mes pensées. Loin de se taire, il traficote sa destinée interne et mystérieuse, rampe en silence dans chacune de mes artères et siffle doucement cette vérité: je suis là, avec toi, je te modèle mais tu ne sais ni ne sauras jamais de quoi je suis fait, non plus m’écrire ou me dire, parce que jamais je ne me résumerai.Tes opinions une à une je les abats,Tes certitudes une à une je les broie,

Tes doutes, je les creuse,

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Dan Perjovschi

Et je ne suis fait que de changements de perspectives, je ne suis pas là pour t’apaiser mais sans cesse te montrer les autres côtés de l’existence ; ce que tu admires un jour te dégoute le lendemain, car c’est la même face du sublime et du terrible qui te fait croire que tu contemples l’altérité alors qu’en fait c’est toujours toi, c’est toujours ton propre regard que tu observes. Et les hommes se déchirent et les bêtes se dévorent et alors tu crois voir, et les hommes sourient et les pelages se font doux, et alors tu crois voir.

Mais à l’instant où tu penses tenir quelque chose de consistant, alors cela se dérobe encore et tu réalises bien qu’il ne te reste entre les mains que du vent. Un vent doux et léger du désert, un vent doré qui vient de loin, de tellement loin que d’autres ont dû, c’est obligé, le sentir glisser mais n’ont pu, non plus, le contenir. Et il coule sur tout, sur toute matière et sur toute vie, et la tienne, au fond, n’est que l’écho de ce vent qui provient du tréfond du monde et ne dit que ceci : je passe, je passe et regarde-moi passer parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, qu’à me laisser voler, libre, de toute beauté et de toute cruauté, je passe ainsi et je t’emplis.

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